La notion de héros dans la construction mémorielle
La construction mĂ©morielle, aprĂšs les deux conflits mondiaux du 20e siĂšcle, a largement Ă©tĂ© politisĂ©e dans toute lâEurope et dans le monde, servant Ă construire une unitĂ© nationale ou un modĂšle politico-Ă©conomique autour de la question du sacrifice au service de la patrie ou de la libertĂ©. Lors de la PremiĂšre Guerre mondiale, câest surtout le sentiment national qui est accentuĂ© et mis en Ćuvre dans le dĂ©veloppement des monuments aux morts Ă la gloire de ceux qui sont tombĂ©s sur les champs de bataille pour protĂ©ger leur patrie. On retrouve ainsi sur les monuments aux morts dans diffĂ©rents pays dâEurope, la notion de hĂ©ros et de patrie.
Le monument aux morts de Suceava indique par exemple : Recunostinta vesnica eroilor cazuti pentru apararea patriei in anni 1916-1918 si 1941-1945 [La gratitude éternelle des héros tombés pour la défense de la patrie dans les années 1916-1918 et 1941-1945]
La ville allemande de Kalkar conserve un monument Ă la mĂ©moire des hĂ©ros dont lâinscription est : Unseren Helden 1914-1918 1939-1945 [A nos hĂ©ros 1914-1918 1939-1945]
Dans la commune de Champdor dans le dĂ©partement de lâAin on retrouve un monument majestueux avec lâinscription : A nos hĂ©ros 1914-1918.
AprĂšs la PremiĂšre Guerre mondiale, les soldats dĂ©cĂ©dĂ©s en captivitĂ© ont automatiquement Ă©tĂ© inscrits sur les monuments aux morts ou sur des plaques apposĂ©es dans des Ă©glises ou des jardins. La notion de mourir les armes Ă la main nâĂ©tant pas essentielle dans le fait dâĂȘtre considĂ©rĂ© comme un hĂ©ros. Aujourdâhui, on entend, ça et lĂ , certains sâĂ©tonner du fait que lâon considĂšre ceux tombĂ©s en captivitĂ© et mort de maladie ou de mauvais traitements dans des camps de prisonniers sans ĂȘtre « tombĂ© au champ dâhonneur » comme des hĂ©ros ! Ce que semble oublier ceux qui remettent en cause la prĂ©sence des prisonniers sur les monuments câest quâavant de tomber aux mains de lâennemi, ils ont combattu les armes Ă la main, souvent dans des conditions effroyables et que leur mort en captivitĂ© a Ă©tĂ© le rĂ©sultat dâun parcours tragique. Ainsi, ils pourraient ĂȘtre considĂ©rĂ©s comme les « hĂ©ros tragiques » de la littĂ©rature classique, qui se caractĂ©risent par leur courage pour affronter leur destin et leur sens du devoir.
AprĂšs la Seconde Guerre mondiale de nouvelles plaques ou de nouvelles inscriptions sont apposĂ©es sur les monuments aux morts Ă©rigĂ©s pour la guerre prĂ©cĂ©dente. Les plaques et monuments commĂ©moratifs sont pour la plupart du temps dĂ©diĂ©s Ă des groupes distincts, combattants, dĂ©portĂ©s, fusillĂ©s, rĂ©sistants. Chaque pays cherche Ă distinguer les acteurs selon des identitĂ©s autres que celle de « soldats » ou de « combattants » pour vĂ©hiculer un message politique au service de la nation ce qui devient une Ă©tape importante de la modification dans la façon dont sont conçus et rĂ©alisĂ©s les espaces mĂ©moriels. La question de la culpabilitĂ© allemande lors de la pĂ©riode nazie va profondĂ©ment modifier la maniĂšre dont le pays va conduire sa politique mĂ©morielle. En France, câest tout dâabord la RĂ©sistance qui va occuper lâespace mĂ©moriel avant dâĂȘtre dĂ©passĂ©e par la question de la Shoah et de lâextermination des Juifs dâEurope. LâarrivĂ©e du rĂ©gime communiste en Roumanie dĂšs le coup dâĂ©tat du 6 mars 1945 va Ă©videmment considĂ©rablement dĂ©finir la politique mĂ©morielle du pays.
[LĂ©gende photo : En 1930, sur la place Victoriei se trouve le monument pour la patrie, un mĂ©morial dĂ©diĂ© aux hĂ©ros. Le monument montre trois lĂ©gionnaires romains qui portent sur un bouclier le corps sans vie d’un camarade. Dans les annĂ©es 1940, le rĂ©gime communiste le fait disparaĂźtre.]
Les travaux sur les prisonniers de guerre roumains morts en captivitĂ© en Alsace et en Lorraine montrent quâils ont combattu dans des conditions difficiles. Leur transfert vers les camps de prisonniers en Pologne ou en Prusse ont Ă©tĂ© rĂ©alisĂ©s dans les pires conditions sanitaires et souvent sans apport de nourriture qui faisait dĂ©jĂ terriblement dĂ©faut sur les champs de bataille. ArrivĂ©s extĂ©nuĂ©s en Alsace et en Lorraine, mis au travail Ă proximitĂ© des fronts, les organismes nâont pas rĂ©sistĂ© aux conditions mĂ©tĂ©orologiques extrĂȘmes de lâhiver 1917 et aux conditions trĂšs dures de la captivitĂ©. MalgrĂ© les conventions signĂ©es Ă La Hague, la protection des captifs nâest pas encore trĂšs Ă©laborĂ©e et le contrĂŽle du respect de celles-ci par le comitĂ© international de la Croix-Rouge est souvent bien difficile Ă rĂ©aliser. Dire que les Roumains ont plus souffert que dâautres nationalitĂ©s en captivitĂ© allemande est sans doute vĂ©rifiable Ă certains endroits, mais les captifs, quelle que soit leur nationalitĂ© ou la nation qui les dĂ©tenait, nâont pas Ă©tĂ© particuliĂšrement bien traitĂ©s. Le nombre de morts en captivitĂ© de Russes, Anglais, Polonais ou Français⊠montre bien quâil est difficile de dĂ©finir une hiĂ©rarchie parmi cette catĂ©gorie de victimes.
Il convient de considĂ©rer les prisonniers de guerre roumains comme des victimes Ă part entiĂšre de la guerre, des hĂ©ros tragiques, victimes dâun parcours fatal au cĆur du conflit le plus meurtrier que fut la PremiĂšre Guerre mondiale. Ils mĂ©ritent au moins notre respect et notre plus grande reconnaissance pour lâengagement qui fut le leur au service de leur patrie. Les honorer par une plaque, un monument, entretenir leurs tombes et leur mĂ©moire oĂč figurent leurs noms pour quâils ne tombent pas dans lâoubli, telle est la mission que sâest fixĂ©e lâassociation française MĂ©moire des Tombes Roumaines en France que je prĂ©side et nous Ćuvrons pour lâamitiĂ© entre nos deux peuples dans le respect de la mĂ©moire et de nos anciens en dĂ©veloppant un programme pĂ©dagogique Ă destination de nos jeunes gĂ©nĂ©rations afin de leur rappeler que dans une guerre, il nây a pas de vainqueurs, il nây a que des perdantsâŠ
Christophe Woehrle 2021 ©