Silences et témoignages

Un historien se doit de tendre vers l’objectivitĂ©. C’est une rĂšgle de base et elle ne doit jamais quitter notre esprit tant que nous sommes plongĂ©s au cƓur mĂȘme de nos recherches. Grand est le danger, dĂšs lors que nos investigations touchent Ă  l’humain, devrais-je dire Ă  l’humanitĂ©. Avec notre regard extĂ©rieur, nous avons nos propres sensibilitĂ©s, nos certitudes et nos doutes, notre avis et parfois mĂȘme des aprioris. Lorsque l’historien s’approprie une source primaire, il l’imprime de sa personnalitĂ© ce dont il se doit, du mieux qu’il le peut, se garder. Un Ă©lĂ©ment factuel d’un dossier apporte son information que le chercheur traite et intĂšgre dans un dĂ©veloppement construit qu’il confronte Ă  d’autres sources, elles aussi, factuelles. Mais qu’en est-il des documents Ă  caractĂšre humains, les tĂ©moignages, les lettres, les rĂ©cits, les livres autobiographiques, etc. Ils sont sources primaires, parfois Ă©crites pendant le conflit, parfois Ă  posteriori, quelle empreinte la personnalitĂ© de l’auteur a-t-elle laissĂ©e dans le tĂ©moignage. Lorsque j’analyse les rĂ©actions de certains, face Ă  ce que leur aĂŻeul a Ă©crit sur sa captivitĂ©, ou sur ce que certains pensent avoir dĂ©couvert au travers d’une correspondance ou d’un journal intime, et qu’ils pensent avec certitude que si la chose Ă©crite l’a Ă©tĂ©, c’est parce qu’elle est vraie, ça ne fait aucun doute, en plus Ă©crite par le pĂšre ou le membre proche de la famille, il ne peut y avoir aucun doute. Pourquoi le prisonnier mentirait-il ? Or, ce sont ces certitudes que l’historien se doit d’éviter, il les prend en compte et les critique, les confrontent Ă  d’autres sources, et il revient au factuel. Je pourrais Ă©crire des pages entiĂšres sur ce sujet, comprenant tout Ă  fait ceux qui veulent croire « à tout prix », la parole lĂ©guĂ©e que l’on dĂ©fend comme un trĂ©sor familial.

Qui mieux qu’un prisonnier de guerre, rentrĂ© de sa captivitĂ©, pourrais mieux parler de la mĂ©fiance qu’il faut porter aux tĂ©moignages ?

C’est Joseph Folliet, ancien prisonnier de guerre du Stalag XIIIB Arbeitskommando 576FZ qui se prĂȘte Ă  l’exercice alors que ces camarades sont encore en captivitĂ© dans le Reich. Il nous livre dans ce magistral essai sur les prisonniers de guerre, une analyse fine du silence que les prisonniers s’imposent aprĂšs leur retour de captivitĂ© et la mise en critique de cette source si chĂšre au cƓur des familles, le tĂ©moignage oral ou Ă©crit du captif.

 

Si peu critique qu’il soit, le prisonnier, dans la mesure oĂč il rĂ©flĂ©chit, ressent la presque impossibilitĂ© de livrer un tĂ©moignage vrai sur les conditions de son expĂ©rience. C’est lĂ  – et aussi une pudeur virile de se raconter et se plaindre – ce qui explique le mutisme du rapatriĂ©, comme naguĂšre le silence des combattants. Mieux vaut se taire que dire faux ; le captif garde bouche close parce qu’il devine sa parole cernĂ©e par les dangers d’erreur.

Difficulté du témoignage.

De fait, un triple mensonge le guette : le mensonge de la mĂ©moire, le mensonge, plus subtil, de la vĂ©ritĂ© immĂ©diate, le mensonge fantasque de l’humeur passagĂšre.

Toutes les mĂ©moires sont infidĂšles – et la plus fidĂšle a des trĂ©sors d’infidĂ©litĂ©s. Entre les souvenirs, elle fait un tri soit pour obĂ©ir Ă  la loi d’intĂ©rĂȘt qui centre la vie mentale autour de quelques idĂ©es simples et de quelques besoins, soit en conformitĂ© avec ce penchant, issu du vouloir-vivre, qui porte Ă  Ă©liminer les images dĂ©plaisantes et Ă  renforcer les sensations agrĂ©ables, haec olim meminisse juvabit[1], soit, enfin, pour des raisons plus mystĂ©rieuses, surgies de notre inconscience. DĂšs lors, au bout d’un certain temps, que valent les souvenirs du libĂ©rĂ©, pĂ©tris, polis les uns aux autres, estompĂ©s par-ci, avivĂ©s par-lĂ , colorĂ©s par les projecteurs de l’imagination, dĂ©lavĂ©s par les eaux grises du temps qui passe ?… J’imagine, d’ici quelques vingt ans – moins peut-ĂȘtre – un groups d’anciens prisonniers, rĂ©unis autour d’une bonne table, Ă©voquant avec briĂšvetĂ© les souvenirs durs, avec insistance les minutes heureuses et finissant par conclure : « C’Ă©tait le bon temps ». Oui, parce qu’alors nous Ă©tions jeunes et que depuis…

Que faire ?… DĂ©livrer ses souvenirs tout de suite ?… Leur ouvrir les portes de la cage tant qu’ils peuvent encore voler ?… Serait-ce un tel dĂ©sir de vĂ©ritĂ© qui motive la profusion des MĂ©moires dĂ©jĂ  figĂ©es en gros ou petits volumes ?… Mais il y a un mensonge du reportage, un mensonge de la vĂ©ritĂ© livrĂ©e brute, en vrac, comme des denrĂ©es hors d’un sac ouvert. PrĂ©cisĂ©ment parce que tout se trouve sur le mĂȘme plan, sans hiĂ©rarchie ni perspective, l’accidentel Ă  cĂŽtĂ© de l’essentiel, le futile prĂšs de l’important. Qui a passĂ© par les camps rĂ©tablit les proportions ; mais Ă  qui n’y a point sĂ©journĂ©, on ne tend qu’un plan informe, un croquis barbouillĂ© qu’il prendra pour une carte.

Nous voilĂ  dans un dilemme : ou nous laissons la mĂ©moire faire sa chimie et nous mentons ; ou, nous dĂ©fiant d’elle, nous racontons contre la montre, et nous mentons encore. Il n’y a qu’un moyen de s’en tirer : le gĂ©nie, qui sait, des apparences extraire la vĂ©ritĂ© essentielle, plus vraie que les vĂ©ritĂ©s fragmentaires. Il faudrait faire, pour la captivitĂ©, ce qu’a fait DostoĂŻevski, pour le bagne sibĂ©rien, dans les Souvenirs de la Maison des Morts. Mais le gĂ©nie n’est pas la chose du monde la mieux partagĂ©e. Nous nous en sommes aperçus au lendemain de l’autre guerre, oĂč le public dut attendre dix ans un tĂ©moignage vrai, le loyal essai d’AndrĂ© Bridoux.

Nous ne touchons pas le bout de nos peines puisque nous rencontrons encore, sur notre chemin, le troisiĂšme mensonge, celui de l’humeur passagĂšre. Que j’en aie ou non conscience, mes dispositions du moment influencent et inflĂ©chissent ma parole, de sorte qu’il me suffira d’un rayon pour illuminer, d’une mauvaise nouvelle pour l’assombrir, d’une digestion malaisĂ©e pour lui confĂ©rer la nuance de la bile.

Rien de moins communicable que la souffrance et, particuliĂšrement, la souffrance morale. Sympathie, compassion, condolĂ©ance, ces mots exagĂšrent dans leur Ă©tymologie mĂȘme. On ne sympathise qu’avec ce qu’on ressent ; cela suppose ou la similitude des expĂ©riences ou une puissance d’imagination fraternelle peu frĂ©quente en notre humanitĂ© oĂč le pĂ©chĂ© le plus commun est, comme le disait Wilde, de sa geĂŽle de Reading, le manque d’imagination. Reste le recours Ă  la comparaison ou Ă  la mĂ©taphore, Ă©tincelles brutales qui Ă©clairent les esprits paresseux. Par malheur, l’existence du prisonnier se prĂȘte peu aux heureuses surprises de l’alchimie verbale.

L’essence de la vie captive, c’est la longueur monotone, le poids d’une durĂ©e incolore, le dĂ©faut de traits saillants et de repĂšres brillants. Somme toute, cette essence est une absence. D’oĂč la difficultĂ© de dater les souvenirs qui surnagent sur la grisaille, surtout quand il s’agit d’Ă©vĂšnements intĂ©rieurs. Je me rappelle tel fait, telle Ă©motion, mais je n’arrive pas Ă  les situer dans un contexte Ă  la fois terne et vaporeux, dormant et coulant. Les prisonniers qui, au cours de leur captivitĂ©, ont changĂ© deux ou trois fois de camps, brouillent leurs rĂ©sidences successives et ils ont besoin, pour s’y retrouver, d’un effort de mĂ©moire presque violent. Ne nous Ă©tonnons point s’ils deviennent la proie d’impressions Ă©tranges et contradictoires autour de la durĂ©e, si la longueur et la rapiditĂ© se combattent dans leur esprit : chaque journĂ©e paraĂźt interminable et jamais l’antienne matinale des chambrĂ©es : « Vivement le soir qu’on se couche ! » ne fut prononcĂ©e avec plus de ferveur qu’Ă  nos lĂšvres ; mais les mois et les annĂ©es dĂ©filent sans qu’on s’en aperçoive, sans qu’on jouisse de leur passage.

Si l’on me pressait, pourtant, d’ouvrir la boĂźte aux images, je dirais, reprenant un mot de LĂ©on Bloy, que la captivitĂ© est une campagne triste oĂč il pleut toujours, ou bien, essayant une tournure plus personnelle, qu’elle est une parenthĂšse pleine de brouillard.

 

Critique du témoignage.

Ce prĂ©ambule qui ne forme pas, tant s’en faut, un hors-d’Ɠuvre, indique la nĂ©cessitĂ© d’une critique du tĂ©moignage. Critiquer les rapports des prisonniers, ce n’est point se dĂ©fier d’eux, mais du tĂ©moignage humain en gĂ©nĂ©ral, et le mien ne fait pas exception.

De dĂ©fier des livres. On a trop publiĂ©, et trop tĂŽt, sur la captivitĂ© en un moment oĂč trop de contraintes, internes ou externes, limitent la pensĂ©e, oĂč l’on est trop engagĂ© dans le fouillis des faits pour les voir avec ce recul qui permet le classement et le jugement. Les souvenirs du capitaine Dumanet ou du brigadier Bidasse fourniront peut-ĂȘtre des matĂ©riaux aux historiens futurs ; maintenant, ils ne servent guĂšre qu’à encombrer les rayons de librairies. Il semble que n’importe quel rapatriĂ© capable de tenir une plume, se croit obligĂ© de consacrer un papier, que sa raretĂ© rend prĂ©cieux, Ă  l’exposĂ© de ses aventures et de son Ă©tat d’ñme. Arriver le premier, devancer ses camarades
 Un monsieur qui passe quarante jours en captivitĂ© sort trois cents pages ; une simple rĂšgle de trois donne le compte des pages auxquelles aura droit le prisonnier moyen, quand il reviendra.

Se dĂ©fier aussi des tĂ©moignages oraux, bien qu’ils offrent plus de garanties. Certains prisonniers cĂšdent Ă  la tentation de « cravater », pour se poser en hĂ©ros ou se faire plaindre de jolis yeux attendris. Mon expĂ©rience de la captivitĂ© m’a rĂ©vĂ©lĂ© beaucoup de braves cƓurs, un certain nombre de caractĂšres (et un nombre plus considĂ©rable de mauvais caractĂšres), bien peu de hĂ©ros. Elle ne m’a montrĂ© la vie du prisonnier ni comme un paradis, ni comme un enfer, mais comme un purgatoire, dont la pire souffrance est l’incertitude.

Presque tous, nous pĂ©chons par gĂ©nĂ©ralisations indues, livrant notre expĂ©rience personnelle comme universelle. D’autant qu’on nous pose des questions stupides qui appellent des rĂ©ponses semblables, Ă  moins que nous n’ayons la force de nous taire. On nous demande ce que pensent les Allemands. Si nous rĂ©pondons, nous serons induits Ă  gĂ©nĂ©raliser les conversations que nous avons soutenues, en sabir franco-germanique, avec deux ou trois sentinelles. On veut savoir le sentiment des prisonniers : comment Ă©viter d’universaliser nos sentiments propres ou ceux de nos camarades immĂ©diats ? Disons-le net, autant Ă  notre usage qu’à celui d’autrui : le prisonnier est l’homme de son coin – je dirais presque de son trou – et de son moment. Entre les camps, il y a d’énormes diffĂ©rences, Ă  commencer par celle du climat : de la RhĂ©nanie Ă  la Prusse orientale, tout le monde s’étend ; dans les occupations, mĂȘme diversité : l’oflag n’est pas le stalag, le stalag n’est pas le kommando ; le kommando agricole ne ressemble pas au kommando industriel. Le temps, par ailleurs, sĂ©pare et diffĂ©rencie les expĂ©riences ; au bout de six mois on n’a pas la mĂȘme connaissance de la captivitĂ© qu’au bout de trente mois ; j’irais mĂȘme jusqu’à soutenir que les deux connaissances ne prĂ©sentent pas grand’ chose de commun. Par certains cĂŽtĂ©s, les premiers mois furent les plus durs ; par d’autres, ils constituĂšrent une sorte de lune de miel, parce que nous Ă©tions encore forts, encore soutenus par un certain nombre d’illusions, parce que nous connaissions la joie de la lutte contre des conditions difficiles, de la crĂ©ation au milieu du chaos ; aprĂšs, vinrent l’installation, l’accoutumance et l’effroyable ennui.

Objectif et subjectif

De ces considĂ©rations, il rĂ©sulte que, dans nos conjonctures, le tĂ©moignage le plus vrai sera le plus subjectif, le plus sciemment et dĂ©libĂ©rĂ©ment personnel. Ne pas dire : voilĂ  ce qui est, mais voilĂ  ce que j’ai vu, voilĂ  ce que j’ai senti. Ainsi on ne trompe personne et l’on ne se leurre pas soi-mĂȘme.

Indirectement, d’ailleurs, ce tĂ©moignage retrouve une objectivitĂ©. D’abord, comme celui qui le porte n’est pas un ĂȘtre d’exception, il y a des chances pour que ses maniĂšres de voir et de sentir coĂŻncident, au moins partiellement, avec celles des autres. En outre, des causes semblables produisant partout des effets analogues, la comparaison des tĂ©moignages personnels permettra de dĂ©gager les constantes de la vie captive. Un bref examen de la littĂ©rature de captivitĂ© et d’innombrables conversations m’ont dĂ©jĂ  rĂ©vĂ©lĂ© Ă  quel point, un peu partout, les rĂ©actions des prisonniers se ressemblent, traduites par les mĂȘmes dispositions et les mĂȘmes institutions. Entre ses barbelĂ©s, le captif tend Ă  croire sa petite communautĂ© unique en son espĂšce ; ce ne sont pas, pense-t-il les pauvres types des autres camps qui pourraient construire une aussi belle chapelle, fonder une universitĂ© aussi savante, et ainsi de suite. Les « pauvres types » Ă©difient des raisonnements inversement symĂ©triques. Et tous s’égarent. Il semble bien que, partout, on a bĂąti des chapelles et créé des universitĂ©s, que, partout, l’opinion, au point de vue politique, par exemple, a tracĂ© la mĂȘme sinusoĂŻde. Nous Ă©tions hommes, Français, soldats et captifs !…

C’est parce que je crois Ă  cette rencontre provisoire de l’objectivitĂ© et de la subjectivitĂ© que j’ai choisi pour titre et pour programme : De la captivitĂ© comme expĂ©rience humaine. En mon expĂ©rience, d’autres prisonniers – avec les nuances et les harmoniques qui leur conviennent – retrouveront la leur.

ExpĂ©rience humaine, c’est dire spirituelle, Ă  condition d’entendre le mot dans son acception la plus vaste. Un journaliste de l’école larmoyante a voulu considĂ©rer les camps comme des Ă©coles de « spiritualité ». C’était exagĂ©rer jusqu’à un ridicule insultant un Ă©lĂ©ment authentique. Les camps de prisonniers n’ont pas Ă©tĂ© instituĂ©s pour diriger les captifs vers la voie unitive ; et si, par leur discipline, par le dĂ©tachement qui y rĂšgne, ils ressemblent Ă  des monastĂšres, avouons qu’il manque aux moines une condition formelle de l’état monastique : la libertĂ© du choix, et que l’absence de ce prĂ©liminaire n’a pas pour effet de porter les membres de la communautĂ© Ă  la stricte observance. Il reste, nĂ©anmoins, que pour tout prisonnier, la captivitĂ© comporte une part d’expĂ©rience spirituelle, ne serait-ce que la douleur, et que, pour certains, elle tient mobilisĂ©es les plus hautes facultĂ©s de l’esprit.

A synthĂ©tiser, de façon arbitraire, mais point trop inexacte, la captivitĂ©, on l’envisagera comme un voyage – un voyage immobile, un voyage de redĂ©couverte[2].

[1] Peut-ĂȘtre un jour ces souvenirs auront pour vous des charmes, In : Virgile, ÉnĂ©ide (I,203).

[2] Joseph Folliet, Pour comprendre les prisonniers de guerre, Editions du Seuil, Paris, 1943, 32 pages.