Stolpersteine – Concurrence mĂ©morielle

« L’histoire ne doit pas ĂȘtre l’esclave de l’actualitĂ© politique ni s’écrire sous la dictĂ©e de mĂ©moires concurrentes »[1]

Le projet de l’artiste Gunter Demnig voit le jour en 1993 lorsque ce dernier pose des pavĂ©s de mĂ©moire « illĂ©galement » Ă  Berlin. La controverse est grande, le projet n’est pas compris mais fini par s’imposer comme une Ă©vidence Ă  ceux qui prennent le temps de s’y intĂ©resser.

C’est un projet artistique, menĂ© par un Allemand a destination des victimes, de toutes les victimes du nazisme, loin des accusations d’ethnocentrisme auquel on a longtemps voulu le confronter. Stolpern, en langue de Goethe, c’est trĂ©bucher. Lorsque l’on marche dans une rue d’une ville allemande aujourd’hui, on ne peut Ă©viter d’achopper sur une de ces pierres de 10 centimĂštres carrĂ©s qui brille et qui porte une inscription. IntriguĂ© on s’arrĂȘte, on s’octroi une pause dans notre vie trĂ©pidante, on se penche et on lit le nom d’une victime du nazisme et en quelques mots on comprend son destin tragique. C’est lĂ  que le projet prend sa dimension et rĂ©pond au premier engagement pris par l’artiste : « ne pas laisser tomber une victime dans l’oubli en oubliant son nom ».

70 000 Stolpersteins posĂ©es dans 21 pays d’Europe pour des millions de victimes du nazisme, c’est le bilan de 25 annĂ©es d’engagement artistique. Ce n’est rien et tant Ă  la fois. Chaque pavĂ© est fabriquĂ© artisanalement, gravĂ© Ă  la main par une Ă©quipe de trois artistes tailleurs de pierre. Chaque pavĂ© est posĂ© par l’artiste lui-mĂȘme qui, Ă  70 ans, sillonne l’Europe Ă  bord de sa voiture et de ses outils de terrassier, Ă  genoux pour intĂ©grer dans l’espace public le souvenir d’un martyr. Mais le projet Stolpersteins ne s’inscrit pas dans la martyrologie, il invite Ă  chaque pose Ă  des engagements positifs qui permettent une dynamique porteuse d’espoir et d’intĂ©rĂȘt pour l’altĂ©ritĂ© culturelle.

La France un pays de diversitĂ© avec une plĂ©thore de mĂ©moires. La France souffre de Vichy, de la colonisation, de l’esclavage et le politique voudrait vivifier sa mĂ©moire nationale sans qu’on lui rappelle sans cesse les Ă©vĂšnements peu glorieux de son Histoire. C’est lĂ  qu’apparait la concurrence mĂ©morielle. Le projet Stolpersteins semble ne pouvoir rencontrer d’opposition Ă  sa mise en Ɠuvre en France, et comme dans d’autres pays EuropĂ©ens il devrait pouvoir se dĂ©rouler sans problĂšmes majeurs. Mais la pose sur le domaine public oblige Ă  obtenir l’autorisation des autoritĂ©s communales et c’est dans ce cadre que la concurrence mĂ©morielle s’impose inconsciemment.

Mais la concurrence mĂ©morielle est aussi institutionnelle et chacun voudrait pouvoir imposer sa propre initiative, comme si le nombre de victimes des totalitarismes ne laissait la place Ă  une diversitĂ© mĂ©morielle. Le Devoir de mĂ©moire a pour but inverse d’exacerber les communautarismes. Se retrouver face Ă  une levĂ©e de boucliers d’une association d’anciens combattants lorsque l’on pose une Stolperstein pour un prisonnier de guerre dĂ©cĂ©dĂ© en captivitĂ© sous prĂ©texte qu’il n’a pas combattu et que d’autres, valeureux combattants, la mĂ©riterait plus que lui, est dĂ©routant. Pourtant les deux portent la mention « Mort pour la France » sur leur acte de dĂ©cĂšs. La concurrence mĂ©morielle ne doit pas se transformer en compĂ©tition mĂ©morielle et chaque projet de pose de Stolperstein doit rĂ©pondre Ă  un ensemble de critĂšres centrĂ©s sur la victime et non sur l’ambition personnelle ou politique.

Le temps qui nous sĂ©pare de la Seconde Guerre mondiale nous oblige Ă  reconsidĂ©rer notre culture mĂ©morielle, les nouvelles gĂ©nĂ©rations construisent elles-mĂȘmes leurs mĂ©moires communes. Pour les guider, la science historique et l’école leur apporte les enseignements des processus historiques et des conditions qui ont permis les dĂ©sastres des conflits du 20e siĂšcle. Le projet Stolpersteins n’a pas vocation d’enseignement et Ă©duque les gĂ©nĂ©rations futures Ă  rejeter le racisme et l’antisĂ©mitisme en leur permettant de s’approprier leur propre culture mĂ©morielle, en dĂ©couvrant le destin d’une victime dont elle n’oubliera plus le nom. C’est un projet parmi d’autres et chaque action de ce type devrait se voir mise en avant sans qu’aucune concurrence, ambition ou compĂ©tition ne puisse naĂźtre.

C’est dans cet esprit que je porte le projet Stolpersteins pour la France et que je me tiens Ă  disposition des futurs projets afin qu’ils puissent se rĂ©aliser dans une parfaite quiĂ©tude, respectueux du projet artistique de Gunter Demnig et en parfaite harmonie avec les autres projets mĂ©moriels sur le territoire national. La mĂ©moire nous appartient, notre devoir est de l’entretenir dans le respect et nous sommes des guides pour les gĂ©nĂ©rations Ă  venir afin de leur permettre de s’engager fiĂšrement dans leur parcours citoyen.

 

 

 

[1] Extrait de l’appel « LibertĂ© pour l’histoire » (Blois, octobre 2008), signĂ© par plus d’un millier d’historiens europĂ©ens. Cet appel est portĂ© par des historiens Ă  l’autoritĂ© incontestable comme Pierre Vidal-Naquet ou Jean-Pierre Vernant.