De Islaz à Keskastel

Keskastel – Carte postale, collection Christophe Woehrle ©

D’Islaz à Keskastel

1819 kilomètres séparent la petite commune d’Islaz dans le sud de la Roumanie de Keskastel dans le département du Bas-Rhin, en France. Sans doute qu’aucun habitant d’Islaz n’est jamais allé à Keskastel et vice-versa.  Située dans le sud-ouest du comté de Teleorman, à 10 km à l’ouest de Turnu-Măgurele, la commune d’Islaz fait partie de la province historique d’Oltenia et est composé de deux villages, Islaz et Moldoveni. Avant 1950, elle appartient au judet de Romanati. On y trouve la réserve naturelle d’Ostrovul-Mare située sur le Danube. Keskastel est une commune rurale de l’Alsace bossue, en 1916 elle appartient au Reichsland Elsass-Lothringen et est située non loin de la Sarre. Avec près de 6000 habitants, Islaz fait figure de ville par rapport à Keskastel qui compte environ 1500 habitants.

Lorsque la guerre est déclarée en 1916, les soldats roumains sont mobilisés et ceux d’Islaz rejoignent, pour certains, le 59e Régiment d’Infanterie de l’armée roumaine. Le 10 décembre, ils se battent aux portes de Bucarest pour tenter de sauver la capitale de l’armée allemande. Le 6 décembre 1916, Bucarest est tombée, mais on continue à se battre au Nord de la capitale. Le gouvernement est contraint de fuir à Iasi mais l’armée continue de sa battre pour sauver ce qui peut encore l’être. Le 10 décembre 1916, les combats font rage autour de Ploesti. Le 59e Régiment d’Infanterie est à Parepa-Rusani et une partie des hommes des 7e et 14e compagnie sont faits prisonniers.

Ploesti – Carte postale, collection Christophe Woehrle ©

Commence alors un long périple à travers l’Europe. Deux hommes d’Islaz se retrouvent dans les convois qui les emmènent vers des lieux hostiles et inconnus. Epuisés, affamés, transis de froid, ils sont conduits à Tucholà en Pologne dans un grand camp de rassemblement pour prisonniers de guerre roumains. De là, après quelques jours dans l’enfer polonais, ils sont transférés en Alsace pour travailler à la construction de lignes ferroviaires alimentant le front de l’ouest. Ils arrivent alors que l’hiver est rude et que la région souffre d’une guerre qui dure depuis plus de deux ans. L’état de santé des prisonniers roumains est tel, qu’une grande partie d’entre eux meurent du mois de janvier jusqu’en mars. Si la situation semble s’améliorer avec le retour du printemps, les organismes affaiblis continuent de souffrir et le détachement de Keskastel connait six décès en deux jours, les 12 et 13 avril 1917.

Prisonniers – Romanian prisoners of war, Kriegsarchiv Wien ©

Parmi les décédés du 12 avril, deux hommes du 59e R.I., deux hommes originaires du même village… Islaz, deux hommes capturés le même jour au même endroit, à Parepa-Rusani, deux hommes que rien ne destinait à venir mourir dans un pays si loin de chez eux, à Keskastel. Dans la nécropole de Dieuze, les sept décédés de Keskastel reposent alignés les uns après les autres. Leur tombe indique la date de leur décès et un nom figure sur leur croix.

Sur la première épitaphe on peut lire Prodan Joan et le second indique Ciuperca Joan, soldats du 59e R.I. décédés le 12 avril 1917.

L’histoire pourrait s’arrêter là et personne, à Islaz, ne sait sans doute plus que deux des enfants de la commune reposent dans un cimetière à presque 2000 kilomètres. Pourquoi ? Parce qu’ils sont enterrés sous un nom qui n’est pas le leur, les autorités à l’époque, peu habituées à la sonorité de la langue roumaine, avaient retranscrit les noms des soldats de manière aléatoire. Si bien qu’il faut fouiller dans les archives pour tenter d’identifier les deux hommes.

Le premier s’appelle en réalité Jon Pradana. Il est né en 1882 à Islaz et épouse Ciacina. Mobilisé à la 14e Compagnie du 59e Régiment d’Infanterie, il est fait prisonnier à Parepa le 10 décembre 1916. Interné à Tucholà, transféré à Keskastel, il y décède le 12 avril 1917. Il est transféré dans la nécropole de Dieuze où il repose sous le nom de Prodan Joan. Son décès n’est pas déclaré à la Croix Rouge et la famille n’en est pas avisée. Il aura disparu, corps et âme, dans les terres alsaciennes.

Ciuzaca – Déclaration de décès, CICR ©

Le second s’appelle Jon Ciuzaca. Né en 1886 à Islaz il épouse Floarea. Mobilisé à la 7e Compagnie du 59e Régiment d’Infanterie il suit le même parcours que son concitoyen Jon Pradana. Fait prisonniers le même jour, ils restent inséparables jusqu’à leur mort le 12 avril 1917 et reposent l’un à côté de l’autre. C’est la déclaration de son décès par les autorités allemandes qui permettent de l’identifier définitivement.

Cette histoire, c’est celle de milliers de soldats roumains enterrés lors de l’année 1917 en Alsace. Plus de 100 ans après, les recherches laborieuses et difficiles permettent de redonner leur identité et leur honneur à ces soldats de l’armée roumaine que tout le monde a oubliés.

Tout le monde ? Non, l’association Mémoire et Histoire des Tombes Roumaines en France continue de travailler sans aide financière à réhabiliter le souvenir des soldats, des petites gens sacrifiés sur l’autel des intérêts des grandes puissances. Ils méritent qu’on ne les laisse pas sombrer dans l’oubli.

Le patronage de Sa Majesté Margareta apporté à notre association le 15 octobre dernier nous donne la force et la motivation de continuer à travailler, comme nous le faisons depuis bientôt 10 ans, à réhabiliter la mémoire des Roumains en Alsace, en Lorraine et en France.

S.M. Margareta remet son patronage à Christophe Woehrle, président de l’association Mémoire et Histoire des Tombes Roumaines en France. Photo : Daniel Angelescu Casa Majestății Sale ©

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