Sur les traces d’un Inconnu

Ici repose un inconnu

Pour l’historien, se retrouver face à l’inconnu est toujours assez difficile à accepter. Les synonymes d’inconnu sont : ignoré, oublié, inexploré – des mots que le vocabulaire de l’historien ne connait pas …
Parfois, il lui faut accepter que des choses restent cachées, obscures ou mystérieuses – il cherche alors à se rapprocher de la vérité, pour mieux comprendre ce qui reste impénétrable !
Oui, mais, avant cela, il s’acharne et il arrive même, qu’il soit récompensé de son opiniâtreté.

Suivez l’historien sur les traces d’un inconnu, soyez entêté avec lui jusqu’à ce que …

Un indice, aussi mince soit-il, se trouve sur cette tombe. Il s’agit d’un numéro : 35912
Que représente ce chiffre? Comme il s’agit d’un prisonnier de guerre, il peut d’agir d’un matricule. Immatriculer ! Les militaires le sont, ils reçoivent un matricule lorsqu’ils sont appelés, nos grands-pères ont des fichiers matricules où sont recensés leur parcours militaire. L’état dresse des listes et attribue un numéro de matricule à chacun de ces soldats, il est unique !
Lors de l’arrivée au camp de prisonniers, on immatricule les prisonniers, on leur attribue un matricule.
Chaque camp, applique ses propres règles d’immatriculation. Le but étant de n’avoir jamais deux prisonniers avec un même numéro.
Pour la Première Guerre mondiale, les autorités des camps pour les prisonniers de guerre roumains, Tuchola et Lamsdorf, attribuent bien des matricules aux prisonniers, mais ils ne tiennent pas de liste matriculaires. Il est alors difficile de se servir du matricule pour identifier un prisonnier. Ce que l’on sait, avec certitude, c’est que les matricules sont attribués par ordre d’arrivée au camp. On peut donc « cibler » une liste d’arrivée pour essayer, grâce à de maigres indications, de repérer un individu.
35912, c’est tout ce que nous avons pour le moment et rien, ne nous permet, à ce stade, dans les archives, de trouver quoi que ce soit à propos de ce soldat inconnu.

On laisse tomber ? On continue ? Nous avons parlé d’opiniâtreté, d’obstination, nous ne pouvons pas nous arrêter là !

Le Comité International de la Croix Rouge, conserve des listes de déclaration de décès de prisonniers de toutes les nations. Elles indiquent le nom, le prénom, la date et le lieu du décès d’un prisonnier de guerre. Il y a environ 4 000 listes mentionnant des prisonniers roumains morts en Alsace. Il suffit d’identifier chaque déclaration et d’en faire la saisie. 3646 déclarations de décès en Alsace. Il y a des doubles, des erreurs, des omissions, mais c’est une base de travail intéressante.
Il ne reste plus qu’à les saisir.
L’historien ne recule devant rien. Ca n’aura pas pris plus de … 5 ans !

Un indice supplémentaire grâce à la saisie de ces déclarations et notre inconnu ? Non … déception, mais, pas résignation.

Les recoupements, les comparaisons avec les tombes de Soultzmatt et Haguenau, permettent rapidement d’identifier de nombreux soldats et parfois, le matricule est indiqué sur la tombe. Avec plus de 1000 tombes les listes s’étoffent et une comparaison fine est de plus en plus possible entre le nom, le matricule et la liste d’arrivée au Stalag.
Oui mais là, toujours aucun indice sur un nom, un prénom, quelque chose d’infime !

Il reste un travail à faire, éplucher l’état-civil de toutes les communes du Bas-Rhin, il n’y en a somme toute que … 541 ! Consulté 541 registres d’état-civil des années 1917 et 1918 et essayer de repérer des déclarations de décès de Roumains. D’autres historiens ont déjà travaillé sur le sujet et donnent des indications sur les lieux où il y avait des prisonniers roumains, mais rien à faire, on ne trouve rien dans les lieux indiqués. Il faut donc faire un relevé systématique. Allez, l’historien ne recule devant aucun sacrifice, et les archives ne sont-ils pas la passion de l’historien ?

Bingo ! Vous avez eu raison de persévérer. En effet, grâce à ce travail qui n’a pris, QUE, quelques semaines nous pouvons à nouveau espérer…

Une commune du Bas-Rhin, inconnue jusqu’alors des historiens pour une présence de Roumains (dont je tairais le nom pour préserver la primeur des mes recherches jusqu’à leur publication) déclare le décès de 31 prisonniers roumains ! Les indications sont sommaires, Nom, prénom et … numéro de matricule ! Et dans tout cela, le 35912. Le nom indiqué : Samöcke Konet ! Habitués maintenant à force de saisie de noms et prénoms roumains, ces indications semblent pour le moins, aléatoires … l’espoir aura été de courte durée.

Qu’à cela ne tienne, on approche du but et nous n’allons certainement pas baissé les bras, si proches du dénouement.

Reprenons, nous avons un matricule et un nom. Allons aux archives du CICR à Genève et épluchons les fiches individuelles des Roumains en cherchant dans les noms commençant par SAM ou par KON, ou encore par CON… Rien à faire, pas de certitudes, trop peu d’éléments… Il faut essayer de trouver des soldats que nous avons identifiés et qui portent un matricule proche de celui que nous cherchons. Puis dans les listes d’arrivées où figure ces soldats, nous allons chercher un nom qui se rapproche de celui que nous cherchons, Samöcke Konet !

Rapidement, grâce à toutes les saisies, nous pouvons identifier Niculae Florea matricule 35939 et Jon Tasca matricule 35890. Le nôtre est pile entre les deux ! Tasca est sur la liste 3317 et Florea est sur la liste numéro 3498, en ratissant large, nous avons 200 listes de 11 noms à éplucher, 2200 ! Et dans ces 2200 il y a le nom de notre inconnu ! Courage, persévérance, analyse et patience !

Il ne faudra pas attendre longtemps, car la 16e liste consultée nous livre enfin, la résolution de l’énigme. Notre inconnu s’appelle en réalité : CONSTANTIN SAMUELE

Voilà 107 ans, que ce soldat roumain est venu mourir sur nos terres ! Voilà 107 ans, qu’il repose comme parfait inconnu ! Son décès n’a jamais été déclaré au CICR et donc, jamais sa famille n’aura su quel fut son destin ! DISPARU, MISSING, VERMISST ! Voilà ce que les proches ont reçu comme réponse lorsque leurs démarches arrivaient dans les institutions.

Retrouverons-nous les descendants de cet homme ? C’est que je vous propose de faire en lançant un appel à retrouver les descendants de ce soldat roumain. Pour cela, grâce aux éléments que nous avons découvert, retraçons le destin de Constantin Samuele.

Il est né en 1884 à Corni dans le comté de Tecuci. Aujourd’hui, Tecuci est située, comme Corni, dans le comté de Galati. Il épouse Maria et doit partir à la guerre fin 1916 alors que la Roumanie est entrée en guerre contre l’Allemagne. Le 13 novembre 1916, il est fait prisonnier à Namaesti, dans le comté d’Arges. En plein coeur de la Roumanie, non loin de Campulung, la Munténie a été le théâtre de nombreuses entrées en captivité pour les Roumains. Rapidement, lui et ses camarades de captivité sont envoyés vers Tuchola, un camp de prisonnier en Pologne. Il y arrive vers fin novembre. En janvier, nouveau départ, cette fois la destination est l’Alsace. Exténués, à bout de force, de nombreux prisonniers roumains meurrent entre février et avril 1917. Le 2 mars 1917, comme nombre de ses compatriotes, âgé de 33 ans , il décède dans son détachement de travail. On l’enterre avec pour seule indication, son numéro de matricule…

Ce numéro de matricule, 35912, qui se révèle, 107 ans plus tard, l’élément déterminant pour redonner une identité à ce prisonnier de guerre roumain, qui jusqu’alors était ignoré !

Sa tombe pourra porter la mention

Constantin SAMUELE
1884 Corni -1917 Strasbourg
Prisonnier de guerre roumain
Mort pentru patrie


Qu’il repose en paix – odihnească-se în pace

Christophe Woehrle 2020 (c)